Le Rocher de Gibraltar

Mercredi 9 mars.

Première journée en Méditerranée. Je suis contente, ça secoue enfin un petit peu après le calme plat de la mer Rouge. C’est quelque-chose de particulier pour moi. J’adore être sur un bateau balloté par la mer. Je me sens alors en vraie symbiose avec l’environnement. La mer devient vivante. Lors de ma traversée entre l’Argentine et l’Antarctique il y a un an, j’avais adoré la houle déchaînée du passage de Drake (pas loin du Cap Horn). Une découverte incroyable de la puissance et de la beauté de l’océan. Là, malheureusement, ça n’a rien à voir. Juste un timide roulis qui fait pencher l’eau dans les verres à table. Mais c’est déjà ça.

Finies en tout cas les sorties en maillot de bain ou débardeur au soleil. La laine polaire est maintenant de rigueur. Il y a beaucoup de vent. A l’avant du bateau, ça souffle tellement fort que je n’arrive pas à rester debout.

Cela fait maintenant un peu plus de deux semaines que je suis à bord. La Traviata est ma nouvelle maison. J’ai pris mes marques. Petit-déjeuner à 9h (j’ai droit à une heure de délai par rapport à l’équipage…), déjeuner à 12h30, dîner à 19h30. Après 16 mois de voyage autour du monde, je savoure le confort de pouvoir dormir dans un bon lit tous les soirs, de prendre une douche chaude tous les matins, d’avoir juste à mettre les pieds sous la table quand il s’agit d’aller manger… C’est reposant et ça fait du bien. 16 mois sur la route à trimballer ses 20-25 kilos de sac-à-dos, à dormir dans des dortoirs bruyants, dans des bus, ou des trains, manger dans des bouis bouis… La vie de voyageuse peut être un peu usante à la longue, et cette parenthèse de stabilité et de confort me fait du bien. Je prends presque du plaisir à m’ennuyer, moi qui ai vécu à fond la caisse depuis plus d’un an. J’ai enfin le temps de réfléchir un peu, rêver, faire la grasse matinée, m’enfiler dix épisodes à la suite de Greys Anatomy!!

Le meilleur moment de convivialité à bord, c’est l’apéro au carré des officiers, avant le dîner du soir. L’occasion pour les marins de se détendre après une longue journée de travail. Le résumé de l’actualité du jour, imprimé sur un polycopié, alimente les conversations. Les résultats sportifs sont souvent épluchés en premier. On surveille également l’actualité internationale, avec notamment les événements en Egypte et en Libye. La Traviata est maintenant au large des côtés libyennes. Pas loin des navires de guerre Occidentaux qui prennent position. Autour du bar, les paroles sont aussi plus libres. Les proches qui manquent après une longue absence de deux mois et demi. Les difficultés des rapports entre les officiers et le reste de l’équipage, entre les Français (la majorité des officiers) et les Roumains (la majorité du reste de l’équipage), entre le cargo et la direction de la compagnie, qui se situe à Marseille… Des relations hiérarchiques à distance parfois compliquées. La vie sur un cargo est un drôle de huis-clos. Les marins ont été très affectés par un drame récent: le suicide, mi-février (juste quelques jours avant que j’embarque à bord), d’un des commandants de la CMA-CGM. Il avait été débarqué à terre après une collision entre son cargo et un caboteur, au large des Pays-Bas, au mois de décembre. L’émotion est encore vive. Il avait d’ailleurs été commandant sur la Traviata quelques années plus tôt. Une ligne d’écoute téléphonique « anti-suicide » vient d’être mise en place à bord. Mais elle est juste devant la cabine du commandant. Pas forcément le meilleur endroit pour parler en toute discrétion quand on se sent mal…

C’est la dernière fois que je recule ma montre d’une heure ce soir. Après avoir franchi un à un sept fuseaux horaires, nous sommes maintenant à l’heure de la France. Premier contact avec la maison…

Port de pécheurs à Malte

 Jeudi 10 mars.

Nous sommes en escale à Malte aujourd’hui! Un des plus petits pays d’Europe. Modeste île située entre l’Italie et la Libye. Au réveil, je découvre un texto sur mon portable: le prix des SMS en zone Euro… Trop fort, je suis revenue en Europe!! Je repense au passage de la frontière Europe-Asie, en août dernier, à Iekaterinburg, en Russie.

Je débarque au port en fin de matinée. Ambiance typiquement méditerranéenne. Petits immeubles colorés et bateaux de pécheurs typiques. La langue maltaise est une sorte de drôle de mélange entre l’anglais, l’espagnol et l’arabe. Une île minuscule, sorte de sas de transition entre le monde arabe et l’Europe. Je prends un bus pour La Vallete, la capitale. Petit restaurant en terrasse au soleil et je passe l’après-midi à jouer les touristes dans les ruelles en pente. Après les dômes des mosquées d’Oman, voilà les dômes des cathédrales. J’adore les immeubles couverts de bow-window colorés. Partout, du linge qui sèche aux fenêtres. Après la frénésie et le gigantisme des mégalopoles asiatiques de Kuala Lumpur, Bangkok ou Hong Kong, je retrouve le charme et la douceur de vivre des villes européennes.

Bow-window et linge aux fenêtres à Malte

Retour sur le cargo en fin de journée avec quelques nouvelles têtes. Une partie de la relève de l’équipage se fait ici, et il y a quelques officiers en doublon pour assurer la continuité avant le débarquement de l’équipe au Havre la semaine prochaine. Toujours la seule femme à bord, avec cette fois-ci, 29 hommes d’équipage!!

Vendredi 11 mars.

J’ai reçu une rafale de textos aujourd’hui. « Orange vous accompagne en Italie… » « Orange vous accompagne en Tunisie… » « Orange vous accompagne en Algérie… » Ciel, tous ces pays d’un coup… 🙂

Une journée ordinaire. Poulpe à la tomate et riz pour le menu du déjeuner. Osso-bucco et gratin de courgettes au dîner. Soirée cinéma sympa au carré des officiers devant Trainspotting. Ah qu’est-ce qu’il est bon ce film! La scène mythique de bad trip dans les toilettes nous fait tous hurler de rire dans les canapés…

La traversée du détroit de Gibraltar en cargo

Samedi 12 mars.

La rafale des textos continue. « Orange vous accompagne en Espagne… » « Orange vous accompagne au Maroc… »

Aujourd’hui, nous franchissons le détroit de Gibraltar. Emotion quand j’aperçois le rocher à l’horizon. Il y a tout juste 14km à l’endroit le plus étroit. Autant dire rien du tout. La géographie devient soudain quelque-chose de très concret. Je ne réalisais pas que l’Espagne et l’Afrique étaient aussi proches. A tribord (droite), les crêtes espagnoles couvertes d’éoliennes. A babord (gauche), la ville marocaine de Tanger. J’apprends aussi l’existence d’enclaves espagnoles sur le territoire marocain, comme les villes de Sebta ou de Laila. Un passage que j’ai dû louper dans mes cours de géographie à l’école… Après la mer d’Andanam, l‘océan Indien, la mer d’Arabie, la mer Rouge, la mer Méditerranée… Place maintenant à l’océan Atlantique!

Les éoliennes sur les rives espagnoles

Dimanche 13 mars

« Orange vous accompagne au Portugal… »

Point fort du planning aujourd’hui: je peux enfin visiter la salle des machines! Le second ingénieur me fait la visite guidée. Casque anti-bruit sur les oreilles, je découvre le cœur vivant du navire. D’abord la salle de contrôle, puis nous descendons le long des échelles dans les entrailles de la Traviata. Je suis frappée par la propreté des lieux. Tout est nickel. Partout des pompes, des turbines, des pistons… Avec le vacarme, difficile de bien comprendre les explications techniques de mon guide. D’autant plus que j’ai toujours été incapable de comprendre quoi que ce soit à la mécanique. Je découvre le gigantesque arbre à transmission qui permet de propulser les 100.000 tonnes du cargo. Le sol tremble sous la puissance de l’engin. Je suis contente de remonter à la surface du cargo et respirer le bon air marin.

La salle des machines de la Traviata

Lundi 14 mars

« Orange vous accompagne à Guernesey… » « Orange vous accompagne à Jersey… »

Après la visite de la salle des machines hier, j’ai droit aujourd’hui à une leçon pour tenir la barre! Génial! Je vais conduire un cargo de 100.000 tonnes!! Bon il s’agit juste de tenir la barre, c’est-à-dire le volant. Pour la vitesse, tout est défini par avance, en fonction des conditions météo et de l’environnement. Première découverte: pour aller tout droit, il ne suffit pas de maintenir la barre droit devant. Le vent et le courant font en permanence dévier le bateau. Difficulté supplémentaire: l’inertie incroyable du navire. Quand on ne tourne plus, et bien on tourne encore! Et longtemps! Il faut donc beaucoup anticiper… Le Second capitaine me donne des consignes, et en bonne timonière, je répète l’ordre. « Zéro la barre »… puis je dis « la barre est à zéro » une fois que l’ordre est effectué et que le cargo est au cap indiqué. « A droite 5 »… « La barre est à 5 »… J’adore sentir le léger mouvement de rotation du cargo quand je manie la barre. J’ai 100.000 tonnes entre les mains!! Maintenant, je pourrai frimer dans les dîners en ville parisiens… « Moi j’ai conduit un cargo de 330 mètres de long… »

Ce soir nous arrivons au Havre. Lire la suite: mon voyage en cargo.

Je tiens la barre de la Traviata

 



 

Voyage en cargo: retour à la maison après 19 jours de traversée
Voyage en cargo: des pirates de Somalie au canal de Suez

16 commentaires pour “Voyage en cargo: de la Méditerranée à l’Atlantique, retour en Europe!”



  1. Ah je suis jaloux ! Vraiment incroyable ton tour du monde. Ca devait être génial de conduire cet énorme cargo. Pas trop la pression? Bonne chance pour les golden blogs 😉


    • Sarah

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      merci!! oui, c’était vraiment génial de tenir la barre… mais un peu compliqué tout de même… j’arrêtais pas de m’emmêler les pinceaux entre droite et gauche… heureusement, le Second capitaine était avec moi pour surveiller!! et on était en pleine mer loin de tout autre bateau… c’est sûr que je n’aurais jamais tenu la barre lors du passage du Détroit de Gibraltar par exemple!!




    • Sarah

      Répondre

      oui très belle expérience! j’ai payé 1800 euros pour 19 jours de voyage. c’est les tarifs des voyages en cargo: il faut compter en général 100 euros par jour… très cher, mais une expérience unique…


  2. Emily Zanier

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    Genial de conduire un si gros cargo (ca me rappelle le TGV), mais alors qu’est-ce qu’elle est petite la barre pour un si gros bateau!



  3. simple visiteur

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    génial ce blog que je découvre, je réagis juste sur une point: “C’est la dernière fois que je recule ma montre d’une heure ce soir.”

    En théorie lors du passage Espagne/Portugal après Gibraltar il aurait fallu encore enlever 1h, qu’il aurait fallu rajouter après le passage Portugal/Espagne au nord quelques centaines de kilomètres + loin. Idem pour Jersey/Guernesey où il aurait encore fallu enlever 1h pour la rajouter quelques km plus loin au retour dans les eaux françaises.


  4. nicot daniel

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    nous avons effectués a 2 personnes le trajet du Havre Malte en 5 jours , 100€ par jour et par personne sur le Nabucco de CMA CGM en 2008. En parcourant votre blog nous avons retrouvé l’ambiance particulière de ce type de voyage. Je découvre vos récits aujourd’hui , ils sont très intéressant ,encouragent a partir et remplis de bons conseils. Nous partons en train de nuit avec le pass inter rail découvrir les capitales européennes en mars, nous sommes par le meme type de locomotion rendu au nord du cercle polaire en Finlande. amitiés a vous et a tous les voyageurs. Daniel


    • Sarah

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      Merci Daniel pour votre commentaire! super votre voyage en train jusqu’au cercle polaire! ça me donne des idées! j’aime aussi beaucoup voyager en train.


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